Lettre 4 - Lettre à Auguste Vacquerie

Le verdict et la chute d'un journal

La répression qui vise l'entourage de Victor Hugo et son journal s'intensifie dramatiquement en septembre 1851. Le 15 septembre, la cour d’assises rend son verdict : François-Victor Hugo est condamné à neuf mois d'emprisonnement et 2 000 francs d'amende pour son article "Un Aveu". Paul Meurice, pour son soutien, écope de la même peine de prison et d'une amende de 3 000 francs. Ces condamnations frappent durement l'écrivain, qui voit ses plus proches collaborateurs et ses deux fils sous le joug de la justice. Le coup de grâce tombe trois jours plus tard : le 18 septembre, le journal L'Événement, déjà éprouvé, est suspendu par décision de justice.

La renaissance immédiate : L'Avènement

Face à ce qui ressemble à une défaite totale, Victor Hugo refuse d'abdiquer. Sa capacité de rebond est fulgurante. Le jour même de la suspension de L'Événement, le 18 septembre, il participe à la naissance de son successeur : L'Avènement. La lettre qu'il adresse à Auguste Vacquerie, gérant du journal, n'est pas une lettre de condoléances, mais un manifeste de combat. Elle témoigne de sa vision stratégique de la presse comme principale arme de résistance et de sa volonté de continuer la lutte sans marquer la moindre pause.

Un manifeste pour la continuation du combat

Cette lettre est un acte politique fondateur. Fait remarquable, Victor Hugo n'y nomme jamais explicitement le nouveau journal, L'Avènement. Il choisit une rhétorique bien plus puissante, appelant à « continuer le journal » et à « relever le drapeau ». Il affirme que si un nom peut être suspendu par la justice, l'esprit, lui, ne peut être anéanti. C'est un défi lancé au pouvoir, transformant la défaite en une nouvelle offensive morale avant même que l'encre de la suspension ne soit sèche.

Voici le texte intégral de cette lettre.

À Auguste Vacquerie

Mon cher ami,

L'Événement est mort, mort de mort violente, mort criant vengeance. La persécution le guettait, elle le tenait. Le lâche l'a souffleté du revers de la main, le traître l'a vendu, le violent l'a tué. Voilà son histoire. Vous étiez là quand le coup a été porté, quand l'assassin s'est jeté sur sa victime. Vous avez levé le drapeau, je vous tends la main.

Il est maintenant à nous, sur cette brèche, où vos cinq compagnons et vous, vous êtes restés seuls à lutter contre toute une armée. C'est à nous de montrer tout de suite, sans reprendre haleine, intrépidement, fièrement, la grande et sainte entreprise que la mort a interrompue. Il est à nous de prendre la place des absents. Il est à nous de défendre tout ce que nous voulons, tout ce que nous aimons. Il est à nous de continuer la tradition, de continuer la doctrine, de continuer le journal, de continuer la famille. A vous l'honneur, à nous le péril. Si vous tombez, nous tomberons. Si vous luttez, nous lutterons. Vous exposez tout, votre talent, votre jeunesse, votre fortune, votre réputation, votre famille. C'est juste. Le poste où l'on se dévoue est le poste où l'on commande.

Il y avait quatre ans tout à l'heure que vous aviez fondé L'Événement. Vous aviez parcouru avec lui les quatre années les plus remplies de notre histoire. Vous l'aviez fait à la fois populaire et littéraire. Dans nos temps de trouble, d'irritation et de malentendus, vous lui aviez donné pour mission, comme à un bon serviteur, de rapprocher, éclairer, réconcilier. Vous tendiez une main aux riches, une autre aux pauvres, et vous leur disiez de se comprendre et de s'aimer. Vous étiez le médiateur entre toutes les classes de la société. Vous aviez fait de L'Événement un organe de paix sociale. Vous n'aviez pas reculé devant l'improbité implacable, ni rien voulu entendre ; elle a rejeté la réconciliation que vous lui proposiez avec tant de franchise, de loyauté et de bonne foi. Elle vous a repoussé, vous a poursuivi, vous a frappé. Vous n'avez épargné, amis et ennemis lui rendent cette justice, mais il a conquis sa popularité au prix de son existence. Il a été le plus grand succès de presse de notre époque. Il était devenu une puissance, une tribune, un centre d'idées. L'Événement, ce médiateur devenu combattant, a conquis son drapeau au prix de son sang. Ce drapeau, c'est à vous de le relever.

L'Événement avait un programme immense : l'indépendance, la liberté, la paix, la fraternité, l'instruction gratuite, l'adoucissement des peines, la réforme pénitentiaire, l'abolition de la peine de mort, l'amélioration du sort de la femme, la protection de l'enfance, la garantie de la propriété, la stabilité de la vie, l'instruction gratuite, l'adoucissement des souffrances du peuple, la fin des révolutions ; la démocratie religieuse, le progrès par le christianisme.

L'Événement a maintenant touché Paris et touchera à présent tous les points politiques comme tous les systèmes sociaux ; amnistie, liberté de la presse, droit de réunion, jury pour les délits politiques, le suffrage universel, l'Évangile. Il a eu deux grandes condamnations : la première pour avoir demandé l'abolition de la peine de mort ; la seconde pour avoir défendu la constitution. On l'a traîné de juridiction en juridiction, de cour d'assises en droit d'asile, que le chrétien autrefois réclamait pour l'église, ce temple de la pensée que la Révolution avait réclamé pour la presse, ce dernier sanctuaire de la liberté humaine, ils l'ont violé comme un temple. Ils ont pensé cela, et ils l'ont dit. Devant les jurys qui voulaient l'acquitter, ils ont fait intervenir la magistrature qui l'a condamné. Devant les juges qui voulaient l'absoudre, ils ont fait intervenir la loi qui l'a frappé. Ils ont accepté les condamnations sans amertume. Ils ont prouvé que le vrai courage est la patience, la vraie force est la résignation, la vraie grandeur est la foi.

Voilà deux mille ans bientôt que cette vérité éclate, et nous ne sommes encore qu'à moitié sauvés des vieilles erreurs. Le monde politique a manifesté tous ses symptômes depuis la guerre jusqu'à la paix ; les premières chrétientés souffraient pour leur foi, et la civilisation se modifiait ; cela doit se manifester encore. Il y aura des supplices de l'un et de l'autre, un autre était prêt pour reconstruire un monde ; il y a quelque chose de plus fort que les hommes, une idée qui est plus grande que nous.

Grâce à Dieu, grâce à l'Évangile, grâce à la France, le martyre ne fait plus le crime, et la persécution ne fait plus la loi. Qui donc a peur de la lumière, sinon ceux qui font le mal ? Qu'on nous calomnie, mais, tel qu'il est, il impose toujours des souffrances. Vous êtes jeunes, vous êtes forts, vous êtes généreux. Vous êtes avec moi. Vous êtes des miens. Je ne vous dis pas : Courage ! je vous dis : Espérance ! Les jours mauvais seront libres, ils viendront vous rejoindre. L'Événement n'est plus. Il y a quelque chose de plus haut que la vie, c'est la conscience. Il y a quelque chose de plus haut que la mort, c'est la foi. Ayez la même pensée.

Mon ami, je le dis à vous, et je le dis à tous ceux qui acceptent comme vous, courageusement, la persécution et le martyre. Vous êtes nobles esprits que vous êtes tous ; n'ayez foi ! Vous êtes forts. Vous êtes justes. Vous êtes des hommes. Vous êtes des chrétiens. C'est l'heure qui sonne la nécessité de revendiquer la raison, le droit, la justice, la liberté, la loi. On vous persécutera, c'est possible. À la bonne heure.

Que pourriez-vous craindre, et comment pourriez-vous douter ? Vous et les vôtres ne sont avec vous ?

Tous les hommes de cœur, toutes les âmes généreuses, tous les amis de l'humanité, on ne vient pas à bout d'une vérité. Les anciens juges disaient : La vérité est en marche et rien ne l'arrêtera. On peut la nier, on peut la proscrire, on peut la crucifier, on peut la tuer ; elle ressuscite. On arrête la vérité par arrêt ; le greffier l'avait pas achevé de signer la sentence, que le condamné était déjà debout, et que le juge était déjà mort. La vérité est plus forte que les hommes et que les choses.

On ne peut rien contre ce qui est. Il y aura toujours quelque chose qui sera plus grand que nous, plus fort que nous, plus juste que nous, plus vrai que nous. Ce quelque chose, c'est Dieu. Dieu est dans tout événement. Galilée le sait, le voit et le dit. Punis Galilée, tu ne puniras pas la vérité.

Vous êtes faits, vous et vos compagnons, pour continuer cela. Les choses pour lesquelles et avec lesquelles vous luttez sont le cœur de la France. Vous êtes la France, vous êtes le peuple, vous êtes la liberté, vous êtes la raison, vous êtes la justice. Vous luttez. Quand on frappe sur la vérité, on en fait jaillir de la lumière.

Les feuilles pour lesquelles vous avez lutté ne vous ont pas manqué ce que vous voulez bien appeler mon appui. Vous me demandez encore cet appui. Je vous le donne de grand cœur. Je ne suis rien, mais je suis une conviction. Je ne suis qu'une voix, mais cette voix qui fait que le peuple, comme vous dites, m'aime peut-être un peu. Cette voix, je la mets à votre disposition, et je suis heureux de la voir servir une si noble cause.

Vraiment, je ne m'explique pas pourquoi les hommes, avec tant de douleurs, tant de misères, tant de souffrances qui les entourent, qui les pressent, qui les assiègent, s'acharnent avec un acharnement spécial, il semble, à de certains moments, que le devoir est de redoubler de maux, de tortures et de calamités. Nous avons vu cela sous nos yeux, nous le voyons tous les jours. Dans l'Assemblée, les clameurs font effort pour couvrir ma voix ; dehors, les journaux font effort pour dénaturer ma pensée ; partout la calomnie et la haine. Nous sommes seuls, ou peu s'en faut. N'importe. Entrons dans le détail ; pardonnons nos griefs personnels. Que nous nous soyons rencontrés dans une pensée commune, cela suffit. Vous savez combien je suis tout ce que vous êtes, et combien je ne suis pas même d'une nuance autre que vous. Prendre à chaque instant la défense du faible contre le fort, du pauvre contre le riche, du peuple contre le gouvernement, voilà ma politique. Et puis maudire quelquefois à quoi bon ? Nous n'avons pas le temps de haïr. Je plains ceux qui nous font du mal, je les plains plus encore que ceux à qui ils en font. Il faut être bon, il faut être juste. On peut être frappé en cœur et sourire.

Quant à ce qui m'est personnel, je m'en inquiète peu. Dîner chaque jour à la même heure, coucher chaque nuit dans le même lit, voir les mêmes visages, entendre les mêmes paroles, cela est bon pour la santé du corps ; mais, il n'y a pas de mal à s'habituer à manger un peu de pain noir et à coucher sur la dure.

Pour ce qui est de la persécution, je l'accepte. Je ne demande qu'une chose, qu'on nous fait ou qu'on c'est tous faire, pour ce qui est du présent, je ne demande rien. Je ne veux ni plainte, ni indemnité. Qu'on nous laisse faire notre œuvre, et qu'on nous laisse dire notre pensée. C'est tout. Pour ce qui est différent je ne me sens pas le droit de le condamner. Je ne puis pardonner qu'à la condition d'être libre dans un avenir prochain.

Pourtant, mon ami, quel bonheur, si, par un de ces dénouements inattendus qui sont toujours dans les mains de la Providence, et qui désarment subitement les passions coupables des uns et les légitimes colères des autres ; quel bonheur, si, par un de ces dénouements possibles, après tout, que l’abrogation de la loi du 31 mai permettrait d’entrevoir, nous pouvions arriver sûrement, doucement, tranquillement, sans secousse, sans convulsion, sans commotion, sans représailles, sans violences d’aucun côté, à ce magnifique avenir de paix et de concorde qui est là devant nous, à cet avenir inévitable où la patrie sera grande, où le peuple sera heureux, où la République française créera par son seul exemple la République européenne, où nous serons tous, sur cette bien-aimée terre de France, libres comme en Angleterre, égaux comme en Amérique, frères comme au ciel.

18 septembre 1851

Victor Hugo

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