Lettre 4 - Un aveu
Un climat de crise politique
En septembre 1851, la Deuxième République vit ses derniers mois dans un climat de très haute tension. Le conflit est ouvert entre le président, Louis-Napoléon Bonaparte, élu en 1848, et l'Assemblée législative à majorité conservatrice. Le mandat du président arrivant à son terme et la Constitution ne lui permettant pas de se représenter, l'atmosphère est à la conspiration. Moins de trois mois plus tard, le 2 décembre 1851, il organisera le coup d'État qui lui permettra d'instaurer le Second Empire.
L'Événement, un bastion de l'opposition
C'est dans ce contexte de crise politique aiguë que le journal républicain L'Événement, fondé par Victor Hugo, mène une opposition farouche à la politique de plus en plus répressive de Louis-Napoléon Bonaparte. Ayant initialement soutenu sa candidature, le journal, où écrivent les fils de Hugo, est devenu l'une des voix les plus critiques du pouvoir, s'opposant notamment aux lois restreignant la liberté de la presse.
Le 9 septembre 1851, François-Victor Hugo, le deuxième fils de l'écrivain, publie une tribune virulente intitulée "Un Aveu". Cet article audacieux dénonce la politique étrangère du gouvernement, l'accusant de complicité avec les grandes puissances monarchiques (Russie, Autriche, Prusse) qui ont écrasé les révolutions du "Printemps des peuples" de 1848. Il fustige en particulier le traitement réservé aux réfugiés politiques, notamment allemands, hongrois et polonais, considérant que le pouvoir bafoue le droit d'asile, un principe sacré de la tradition républicaine.
L'article de la discorde et ses conséquences
La réaction du pouvoir est immédiate et sévère. Pour cet article, François-Victor Hugo est poursuivi en cour d'assises pour "excitation à la haine et au mépris du gouvernement". Paul Meurice, rédacteur en chef du journal et ami fidèle de la famille Hugo, est également jugé pour le même motif après avoir publié un article de soutien. Le procès et la condamnation des journalistes à la prison, suivis de la suspension du journal, sont des signes précurseurs de la répression qui s'abattra sur tous les opposants républicains après le coup d'État.
Voici le texte intégral de cette prise de position courageuse.
Un aveu
Enfin! on l'avoue donc.
Les ministres actuels de la République française se regardent comme solidaires de tous les gouvernements monarchiques de l'Europe : solidaires de l'empereur de Russie, solidaires de l'empereur d'Autriche, solidaires du roi de Prusse, solidaires du roi de Naples! Le ministère actuel de la République française, chargé de veiller au maintien de notre Constitution démocratique, est l'allié du ministère Nesselrode qui a violé la Constitution polonaise, du ministère Schwartzenberg qui a violé la Constitution autrichienne, du ministère Manteuffel qui a violé la Constitution prussienne! M. Louis Bonaparte, qui a juré fidélité à la République une et indivisible, est l'auxiliaire de la Sainte-Alliance!
C'est le Constitutionnel qui dit cela! Ce que nous, les journalistes de l'opposition, nous n'aurions pas osé affirmer, le journal de l'Elysée l'affirme et s'en vante ; et il revendique comme un éloge pour le pouvoir ce que nous aurions regardé, nous, comme un outrage!
Oui, c'est le journal du gouvernement qui déclare qu'en faisant arrêter les réfugiés allemands coupables de vouloir pour leur patrie un autre régime que le régime cosaque, le ministère de la République a fait un acte de loyauté internationale, et qu'en violant la sainte loi de l'hospitalité envers de malheureux proscrits, il n'a fait que remplir les devoirs que lui impose le droit des gens! Et, en même temps, ce journal fait entendre que le pouvoir exécutif ferait bien d'adresser au cabinet anglais des représentations au sujet de la protection accordée aux proscrits de Londres!
Voilà pourtant où nous en sommes venus! Ce droit d'asile que les barbares eux-mêmes accordent à leurs ennemis vaincus, ce droit d'asile pour le respect duquel le sultan de Turcs lui-même vient de risquer une guerre contre la Russie et l'Autriche, ce droit d'asile pour le respect duquel la petite République helvétique affronta si longtemps la colère de toutes les monarchies de l'Europe, — il y a un gouvernement qui le viole et qui s'en glorifie! Et ce gouvernement, c'est le gouvernement de l'ancien proscrit de Thurgovie, c'est le gouvernement de la France, c'est le gouvernement de la République !
Ce que la Restauration elle-même n'aurait osé faire qu'en s'en cachant, le ministère de M. Bonaparte l'ose et s'en vante. Il met sa police, sa gendarmerie, ses prisons au service de ceux qui ont partagé la Pologne, dévasté la Hongrie, asservi l'Allemagne, ruiné l'Italie, et il appelle cela un devoir !
Pour les ministres de M. Bonaparte, être européen et vouloir pour l'Europe un autre équilibre que l'équilibre impie et hors nature établi en 1815 par les vainqueurs de Waterloo. cela se nomme un crime contre la sûreté de l'Etat.
Pour les ministres, être polonais et vouloir pour sa patrie l'expulsion des cosaques, l'indépendance, la vie, c'est un crime contre la sûreté de l'Etat !
Pour les ministres, être Hongrois et vouloir pour sa patrie la chute de l'Autriche et l'indépendance nationale, vouloir venger ses frères pendus par trahison, sa mère fouettée en place publique, avoir la fierté du cœur, le souvenir du foyer, la religion de la famille, admirer Kossuth et maudire Haynau, cela s'appelle un crime contre la sûreté de l'Etat !
Pour les ministres, être Allemand et vouloir pour l'Allemagne cette unité qui est le droit d'une race et la force d'une nation, vouloir que la mère patrie ne soit pas morcelée entre trente-six princes, vouloir la fin de l'arbitraire et le règne du droit, combattre pour ces principes qui ont fait libre le peuple anglais et souverain le peuple de France, — c'est un crime contre la sûreté de l'Etat !
Pour les ministres, être Italien et vouloir pour l'Italie un autre règne que celui du maréchal Radetsky, du cardinal Antonelli et du roi de Naples, vouloir l'expulsion des Autrichiens et la fin des jésuites, et détester les bombardeurs de Milan, de Rome et de Messine, — c'est un crime contre la sûreté de l'Etat !
Pour les ministres, être Français et donner asile aux proscrits, avoir le respect dû au malheur et à l'exil, dire, comme l'empereur Napoléon: Honneur aux vaincus! — cela s'appelle « un acte de félonie ».
Ce sont là vos principes! C'est bien. Il est bon que la France connaisse ceux qui la gouvernent!
La Restauration a fait l'expédition d'Espagne; mais au moins elle essaya d'y réclamer une apparence de liberté constitutionnelle. La dynastie de Juillet a voulu l'expédition du Sonderbund; mais au moins elle fit mine, jusqu'au dernier jour, de protester contre le partage de la Pologne. Ces gouvernements-là étaient avec la Sainte-Alliance; mais, par je ne sais quel sentiment de pudeur, ils ne l'avouaient pas!
Vous, vous n'avez pas cette fausse honte! ministres de la Répubique, vous êtes alliés des Cosaques! et vous l'avouez! Ministres choisis par le neveu du vaincu de Waterloo, vous pactisez avec les vainqueurs, et vous vous glorifiez de ce pacte!
Merci.
F.-V. Hugo.