Lucie Delarue-Mardrus : la liberté pour seul horizon
Il est des noms qui portent en eux le parfum d’une époque, mais dont l’histoire intime reste à découvrir. Celui de Lucie Delarue-Mardrus est de ceux-là. Derrière la poétesse et la romancière de la Belle Époque se cache une femme à l’esprit indomptable, une "Amazone" qui a refusé de se laisser définir par les conventions. Pour la rencontrer vraiment, il faut se pencher sur ses lettres. Loin d'être une simple artiste, elle fut une pionnière qui a sculpté son destin avec la même détermination qu'elle modelait la glaise, et dont la correspondance révèle comment une femme, au tournant du XXe siècle, a fait de la liberté sa seule et unique patrie.
L'art comme manifeste : de la plume au ciseau
Avant même d'être une femme de lettres reconnue, Lucie Delarue-Mardrus était une artiste totale. Si les mots étaient son domaine de prédilection, ils n'étaient pas son seul moyen d'expression. Elle ressentait un besoin impérieux de donner forme à ses pensées, que ce soit sur le papier ou dans la matière. C'est pourquoi, en parallèle de l'écriture, elle fut une sculptrice de grand talent, élève de maîtres comme Jean-Antoine Injalbert.
Pour elle, il n'y avait pas de hiérarchie entre les arts. Écrire un poème ou modeler un visage relevait du même élan créateur : saisir une vérité, capter une émotion, donner vie à une vision. Cette polyvalence n'était pas un simple passe-temps ; c'était la marque d'un esprit foisonnant qui refusait de se laisser enfermer dans une seule case. Une première affirmation de cette liberté qui allait définir toute son existence.
Oser écrire à Zola
En février 1896, Lucie Delarue n'est encore qu'une jeune poète inconnue. Un jour, en lisant Le Figaro, elle tombe sur un article d'Émile Zola. Loin d'être intimidée par le monument littéraire qu'il représente, elle y voit une porte d'entrée. Avec une audace remarquable, elle prend sa plume non pas pour demander une faveur, mais pour engager un dialogue d'égal à égal.
Sa lettre est un petit chef-d'œuvre de stratégie et d'intelligence. Elle utilise les propres mots du maître, son amour de la "vie" et des œuvres "grouillantes", pour lui présenter ses propres vers. Elle se présente comme une artiste isolée, loin des cercles littéraires à la mode, et le met au défi de la lire au nom même des valeurs qu'il défend.
Lettre de Lucie à Émile Zola


Source de la lettre : Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. NAF 24517
Transcription de la lettre du 8 Février 1896
Paris, 8 Février, 1896
Monsieur,
Après avoir lu votre article d'hier au Figaro, je ne puis résister au désir que j'ai de vous envoyer quelques petits fragments de ce que m'inspire mon humble muse. Aussi bien, vous avez dit que vous étiez reconnaissant aux jeunes de vous faire connaître leurs œuvres, dans ces revues qui vous font tant rire. Je ne suis d'aucune de ces associations littéraires ; c'est pourquoi je vous adresse tout directement et tout bonnement ce que je voudrais que vous lisiez de moi.
Peut-être trouverez-vous mes vers plus "grouillants" que les symboles et fleurs de lis actuels. C'est au nom de cette vie que vous aimez tant et que j'adore que je vous supplie de me dire ce que vous en pensez, en dépit de votre rupture définitive d'hier.Un poète très jeune et très ignoré
L. Delarue
Et l'audace paie. Si, pour l'instant, je n'ai pas encore retrouvé la réponse manuscrite de Zola dans les archives, j'ai eu la joie de découvrir une seconde lettre de Lucie qui confirme tout : elle y mentionne noir sur blanc la réponse qu'elle a reçue. Nous avons donc la preuve qu'Émile Zola lui a bien répondu. Son encouragement, quel qu'en ait été le contenu exact, fut une reconnaissance précieuse de la part d'un des plus grands écrivains de son temps.
Vivre en femme libre : un féminisme sans manifeste
Cet aplomb précoce est la pierre angulaire de toute sa vie. Lucie Delarue-Mardrus est aujourd'hui considérée comme une icône de l'émancipation féminine, non pas parce qu'elle a milité dans des organisations, mais parce que sa vie même était un manifeste.
Elle voyageait, montait à cheval en pantalon, aimait les hommes comme les femmes, avec une liberté qui choquait la société bien-pensante. C'est surtout à travers son œuvre qu'elle a exprimé ses convictions. Ses romans sont peuplés d'héroïnes qui lui ressemblent : des femmes qui refusent le mariage arrangé, qui cherchent un sens à leur vie en dehors du foyer, qui n'ont pas peur de la solitude ni du désir. Elle n'a pas écrit d'essais politiques, mais elle a créé des modèles, des figures d'identification pour des générations de femmes en quête d'émancipation.
De l'audace de sa lettre à Zola à la création de ses héroïnes insoumises, la vie et l'œuvre de Lucie Delarue-Mardrus sont une seule et même déclaration d'indépendance. Elle n'a pas attendu qu'on lui donne la permission d'être libre ; elle l'a prise.
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