
Guillaume Apollinaire & Lou : Les lettres d'une obsession au cœur de la guerre
On connaît le poète Guillaume Apollinaire, le magicien des mots. Mais pour découvrir l'homme, il faut ouvrir sa célèbre correspondance avec Louise de Coligny-Châtillon, "Lou". Écrites dans le chaos de la Première Guerre mondiale, ces lettres ne racontent pas une simple romance. Elles révèlent une passion déséquilibrée, où l'obsession d'un homme se heurte à l'affection maîtrisée d'une femme qui ne lui appartiendra jamais vraiment, donnant naissance aux futurs Poèmes à Lou.
La rencontre d'Apollinaire avec Lou, une "Amazone" moderne
Septembre 1914, Nice. Guillaume Apollinaire rencontre Lou. Il est un poète reconnu, elle est une jeune femme divorcée, une "Amazone" – terme de l'époque pour désigner une femme moderne, indépendante et maîtresse de son destin – libre et joueuse qui fascine les hommes. Pour lui, c'est un coup de foudre total. Mais Lou le tient à distance. Poussé à la fois par un désir de prouver sa loyauté à la France et par le désespoir amoureux, il prend une décision radicale : il s'engage dans l'armée. Dans un geste théâtral, il rompt tout et part pour Nîmes sans lui laisser son adresse.
La correspondance depuis Nîmes : neuf jours de passion
Son geste fonctionne. Lou, piquée dans son orgueil, le retrouve à la caserne. Commence alors une parenthèse de neuf jours à l'Hôtel du Midi, l'unique moment de passion physique de leur histoire. Pour Guillaume, c'est un triomphe. Quand Lou repart, il est seul mais ivre de souvenirs. Sa lettre du 18 décembre 1914 est une plongée dans son état d'esprit : il est conscient de l'existence de son rival, Toutou, mais il se croit encore le maître du jeu.
© Lettre du 18 décembre 1914. Catalogue de la vente Sotheby's (lot 57).
Transcription de la lettre du 18 décembre 1914
Nîmes, le 18 Xbre 1914
Mon Lou à moi, J’ai reçu aujourd’hui tes lettres II et III. Tu penses si je les ai lues avec avidité et avec quelle joie. Je suis content que tu aies trouvé le liseur pour Toutou. Envoie-lui mes meilleures amitiés. Moi, je t’adore. Je ne passe pas près du square où est l’hôtel du Midi sans une émotion à la fois terrible et délicieuse. Cependant, je n’ai pas osé repasser près de l’hôtel même. Je ne vis plus qu’avec l’espoir de ma permission du jour de l’an en attendant la grande permission delà paix. J’ai battu aujourd’hui ma veste avec un martinet. Tu peux deviner ce que j’ai pensé. Mon Lou chéri, je t’aime pour ta beauté si précieuse et tellement gracieuse, je t’aime aussi et tout autant pour ta grande bonté, ce cœur d’or qui m’a déjà donné tant de preuves d’amour et d’amitié encore dont je te serai toujours infiniment reconnaissant.
Je songe à tes yeux,
Au lac de tes yeux très profond
Mon pauvre cœur se noie et fond
Là le défont
Dans l’eau d’amour et de folie
Souvenir et Mélancolie
Je songe à ton regard de volupté et de douleur tendre qui m’a tant touché le jour où je t’ai vue la première fois avec ton grand chapeau cavalier et ta blouse orange où s’est concentré pour moi désormais tout le soleil. Je songe à nos étreintes, à nos baisers affolés, à nos frissons, à nos tendresses, à ces tendres disputes de Saint-Jean et de Nîmes après quoi la réconciliation était si exquise. Dis-moi tout ce que tu as fait à Nice et à Baratier depuis ton retour. Tout ce que tu fais, voilà mes seules nouvelles. En toi, se résume l’univers, tu es pour moi le microcosme des scolastiques et c’est très juste, car tu es ma beauté et par conséquent toute la nature, ô mon seul, mon plus grand, mon très cher amour. La vie ici s’écoule avec la même violente monotonie toujours. Ce matin de 7 à 9 1/2 cheval, trot, mouvements d’assouplissements au trot. Je fais des progrès. Le reste toujours semblable. J’ai acheté une ceinture de flanelle et je vais bien, sauf que je n’ai pas dormi, car jusqu’à une heure du matin j’ai été de garde dans les couloirs pour empêcher les poilus de venir y changer leur poisson d’eau. Tu parles si c’était triste. Tout seul dans les couloirs de la caserne par un froid qui m’a paru terrible. J’ai réagi. Ça m’a fait du bien, ça m’a trempé, cette première garde avec une consigne à exécuter, et ça m’a même guéri du mal de ventre, par la volonté que j’avais de résister au froid malgré que je n’avais pas de manteau. Ton souvenir veillait avec moi et je lui disais mon amour pour toi, mes rêves et mes espérances. A demain, ma couronne de laurier, je t’embrasse sur toutes les feuilles; même celles qui sont à l’envers et je mordille délicieusement tes baies si glorieuses.Ton Gui.
Avec la confiance de l'amant passionné, il accepte cette situation, persuadé d'être le premier dans le cœur de Lou. L'illusion est parfaite, mais elle ne durera pas.
La rupture avant le front : une correspondance bouleversée
Mars 1915. Le drame se noue. Alors qu'il s'apprête à partir pour le front de la Première Guerre mondiale, Lou met fin au jeu. Elle rompt définitivement et choisit Toutou. À l'homme qui pensait l'avoir conquise, elle propose de rester "amis". C'est un coup terrible. Toutes les lettres qu'il va désormais lui écrire depuis les tranchées ne sont plus des lettres d'amour, mais des lettres de reconquête.
Écrire depuis les tranchées : les lettres d'un amour obsessionnel
La correspondance d'Apollinaire devient obsessionnelle. Chaque mot est une tentative de la faire changer d'avis. Le désir se transforme en une exigence folle. On sent la panique d'un homme qui se bat sur deux fronts : contre l'ennemi et contre l'indifférence de celle qu'il aime. Mais que reçoit-il en retour ? La lettre de Lou du 11 mai 1915 est une réponse terrible dans sa douceur. Elle révèle le fossé immense entre son enfer de soldat et la vie mondaine de celle qu'il aime.
© Lettre du 11 mai 1915. Guillaume Apollinaire, Lettres à Lou, éditions Gallimard.
Transcription de la lettre de Lou du 11 mai 1915
Mardi 3 h après-midi
Mon petit chou, tu es trop gentil et je te remercie tout plein ! Mais j’ai peur que tu te prives pour moi… et il ne faut pas !... je ne veux pas !!... il faut d’abord que tu aies ce qu’il te faut… Je suis affreusement fatiguée !... je fais un véritable effort pour écrire... coulichonnette… j’ai dormi chez Rika… et en cet honneur me suis couchée à 3 h… pas fermé l’œil et à 7 h j’étais debout… et j’ai une journée affolante comme toujours... déjeuner d’un côté… thé au Bois — — dîner d’un troisième côté !... Suis morte de fatigue. — — et ai très bobo ! voudrais bien rentrer au pigeonnier et dormir dans ton dodo tout l’après-midi !… Dieu quel bien cela me ferait !!...(Me trotte ! continuerai tout à l’heure !) Pense à toi mon petit chéri ! t’écris dans un cochon de train qui a une panne ! de plus en plus fourbue… je prie pour toi matin et soir… et il ne t’arrivera rien… ma tendresse te garde… j’ai confiance !... quel temps idéal ici mon chéri ! ai retrouvé les vers que j’aime :
Ici-bas tous les lilas meurent
Tous les champs [sic] des oiseaux sont courts
Je rêve aux étés qui demeurent
Toujours —
Ici-bas les lèvres effleurent
Sans rien laisser de leur velours
Je rêve aux baisers qui demeurent
Toujours !...
T’envoie mon petit aimé chéri un de ces baisers qui restent toujours — dont l’empreinte ne te quitte jamais…
Lou
Le contraste est brutal. Lui est dans la boue, elle lui décrit sa fatigue après une journée de "thé au Bois". Ses mots sont tendres, mais ce n'est plus de l'amour, c'est de l'affection. Elle l'appelle "mon petit chou", le rassure comme une marraine de guerre, et non comme une amante.
De la passion à l'amitié : la naissance des Poèmes à Lou
Au cœur de l'horreur des combats, il s'accroche à un projet fou : lui forger une bague avec un éclat d'obus. Un geste tragique pour une cause perdue. Et puis, lentement, en recevant des lettres comme celle du 11 mai, la résignation s'installe. Apollinaire comprend qu'il ne la reconquerra pas. Il accepte enfin le rôle qu'elle lui a assigné : celui de l'ami. Lou devient sa "marraine de guerre".
De cette correspondance brûlante et douloureuse naîtra l'un de ses plus beaux recueils, les Poèmes à Lou. L'art a transformé la souffrance. Mais ces lettres restent le témoignage brut de l'homme derrière le poète. Un homme à terre, qui, face à la mort et à l'abandon, aura combattu avec la seule arme qui ne l'a jamais trahi : la poésie.
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